CHAPITRE IX
Elsy tira un trait appliqué sur le calendrier. Un de plus. Dans quelques heures elle aurait achevé son 193e jour de « détention » au bunker. Elle soupira. Le matin même Irshaw lui avait pris ses mains, la droite et la gauche. Elle n’avait rien senti, maintenant elle avait l’habitude. Elle regarda ses doigts. Ils étaient longs, très longs. D’une finesse étrange et disproportionnée, avec – au bout – les petits ongles manucurés, rose nacré, coupés très court. À certains moments elle les faisait remuer pour vérifier la souplesse des articulations, ou bien elle courbait les phalanges vers le haut, comme jamais elle n’aurait pu le faire avec ses véritables mains.
« Elles appartiennent à une pianiste, avait dit Irshaw, attention, hein ! »
Et il lui avait ébouriffé les cheveux, paternel, avant de s’éloigner le ventre en avant, la lumière des appliques allumant de bizarres reflets sur son crâne grisonnant.
— Vous ne devez pas toucher à mes cheveux ! avait-elle crié au moment où il refermait la porte. Vous savez bien que ce sont ceux de Marilyn Nérini !
Il n’avait pas répondu. Elle avait entendu le cliquetis du trousseau de clefs magnétiques, et le déclic de la serrure enclenchant ses cinq points d’ancrage. Le battant blindé avait ensuite étouffé le bruit des pas s’éloignant. Elle s’était mise à pianoter devant la glace en chantonnant, mais à vrai dire elle ne connaissait pas tellement de morceaux pour piano. Les doigts volaient avec agilité. Une fine ligne rougeâtre encerclait chaque poignet, seul signe trahissant l’échange, irritation passagère à l’endroit du raccordement.
Finalement elle avait pensé que ces mains ne lui allaient pas. Mais quelque part, à l’extérieur, sur le sun-deck d’un quelconque paquebot en croisière, la pianiste devait penser la même chose. Exactement la même chose.
Elle regarda la pendule. Cinq heures. Le coiffeur-robot allait bientôt venir s’occuper des cheveux. Traitement assouplissant. Traitement antipelliculaire. Brillance et tonalité. C’étaient de beaux cheveux, il fallait bien le dire. Lourds, épais, tirant la tête en arrière sous le poids des mèches. Avec des ondulations pesantes comme des vagues, d’un rouge de cuivre ancien, patiné. Ils lui gainaient les épaules telle une cape vivante. Pas étonnant que la Nérini soit devenue star du jour au lendemain avec une pareille crinière ! Elsy se demandait souvent comment l’actrice s’accommodait maintenant de la pauvre toison d’un blond pâlot obtenue en contrepartie, avec ses mèches raides et sans volume, gâtée par les shampooings à deux sous et les rinçages insuffisants au robinet d’un palier de sixième étage (… avec en musique de fond la concierge qui gueule : Pas de flaques sur le parquet !). Mais peut-être Marilyn se sentait-elle libre, soulagée, que cette liberté et la fin de l’angoisse valaient bien une chevelure mitée ?
Elsy avait déjà fait un échange de mains six mois auparavant. C’était un chirurgien, cette fois, qui laissait les siennes en dépôt. Un Africain. Un noir. Pendant un trimestre elle avait dû s’habituer à voir remuer ces doigts d’ébène au bout de ses bras blancs, comme des pièces rapportées, incongrues.
Irshaw s’était moqué d’elle : « Bon dieu ! Dis-toi que tu portes des gants, c’est tout. Des gants noirs ! »
Parfois elle écartait les pans du déshabillé, et les posait sur son ventre ou ses cuisses jusqu’à ce que naisse le trouble… Cette peau étrangère sur sa peau… Trois mois plus tard le chirurgien était revenu, il lui avait dit en riant qu’il avait dû se résoudre à porter des gants pendant tout ce temps, et que sa femme avait catégoriquement refusé de se laisser caresser tant qu’il aurait des mains de femme… et, qui plus est, de femme BLANCHE. Elsy avait ri avec lui, mais au fond elle était un peu vexée. Les menaces dont le médecin avait été l’objet paraissant écartées, elle lui avait rendu ses mains. Pas pour longtemps du reste… Ils étaient trop peu de pensionnaires, c’est ce qui les conduisait à ces situations absurdes. Souvent, au moment d’un échange, il fallait se rabattre sur le dernier élément disponible, homme ou femme, blanc ou noir, peu importe…
Irshaw se refusait à engager de nouveaux donneurs, prétendant que plus leur nombre serait élevé, plus les parts du gâteau s’amenuiseraient.
« Les blindages, les insectes, énumérait-il souvent, le jardin corrosif, les détecteurs d’approche, tout ça me coûte les yeux de la tête, mes enfants, vous n’avez pas l’air d’y penser. Je fais tout juste mes frais ! Tout juste mes frais ! »
« Sale menteur ! avait-elle alors envie de lui crier. Porc ! Et la Rolls rose métallisé, aux banquettes violettes, qui dort dans le garage, ta dernière acquisition qui ira bientôt rouiller aux côtés des dix-huit autres véhicules dont tu ne sais plus que faire, et qui s’empoussièrent au fond des boxes des cinq appartements que tu possèdes maintenant en ville ! »
Irshaw ! Irshaw…
Irshaw qui avait fait d’eux des hommes-puzzles, des femmes-banques…
Combien de morceaux d’anatomies Elsy avait-elle reçus en dépôt au cours du semestre ? Elle aurait été bien incapable de le dire. Mains d’artistes, de prestidigitateurs, de sculpteurs, de magnétiseurs… Et cette sportive dont elle avait dû endosser les muscles presque un trimestre durant… Cette vedette du strip-tease qui lui avait confié ses seins, torpilles de chair rose aux pointes épaisses, et emporté ses mamelles trop lourdes aux tendons cassés, en poussant un soupir de soulagement. Véritable caméléon, Elsy avait vu son apparence se modifier au fil des mois, puzzle oscillant invariablement du sublime au grotesque… Certains clients les avaient surnommés « les enfants de Protée », appellation mystérieuse dont la jeune fille avait été obligée de demander la signification à Irshaw.
— Vous les jeunes ! s’était esclaffé le gros homme. Vous ne connaissez plus rien ! Protée… c’était un dieu terrien de l’antiquité. Un dieu qui avait le pouvoir de changer de forme et d’aspect constamment, quelqu’un qui était en perpétuelle métamorphose… Tu saisis ?
Elle avait parfaitement saisi. Et le temps avait recommencé à couler. Dehors les Vandales n’avaient jamais été aussi actifs, tout allait pour le mieux dans le plus ignoble des mondes.
L’échange n’était pas douloureux. C’était quelque chose de différent, d’inexprimable. Il y avait le coffret, patiné par les siècles, avec ses rangées d’aiguilles d’or qu’on devait enfoncer dans la chair préalablement insensibilisée au chlorure d’éthyle, selon une géométrie étrange, puis la piqûre au creux des reins, un liquide épais, qui, à la fin de l’injection, formait une boule dure qui mettait longtemps à disparaître… Le rite était le même pour le client. Ensuite…
Ensuite Irshaw vous allongeait sur le carrelage et coupait l’électricité. Il pouvait se passer une heure, quelquefois plus, avant que monte la sensation. C’était comme si le membre à échanger perdait son armature, son épaisseur, se trouvait réduit, telle une feuille de papier, à deux dimensions. À ce moment, si l’on gardait les yeux ouverts, on distinguait tout un tracé d’étincelles allant de vos aiguilles à celles du client étendu quelque part dans l’obscurité.
« Échange moléculaire, expliquait toujours Irshaw, c’est très simple et très compliqué, ne vous farcissez pas la tête avec la technique. Pensez seulement au fric, mes enfants, c’est la seule chose qui compte… »
Tout de suite après, la partie à permuter (chevilles et pieds de danseuse étoile, oreilles et mains de musicien, visage d’acteur célèbre), tout de suite après, cette partie semblait augmenter de volume, s’enfler jusqu’à emplir toute la salle.
C’était une impression bizarre, comme si vos jambes ou vos bras se terminaient soudain par des pieds et des mains de la taille d’un autobus !
Ensuite tout rentrait dans l’ordre. Le client s’en allait nanti de vos propres membres, et vous restiez là, avec cette chair étrangère désormais rivée à vous, et qui demeurerait en dépôt jusqu’à ce que son propriétaire vienne la récupérer, dans six mois, dans un an…
Les fragments permutés étaient parfaitement acceptés par l’organisme. Aucun phénomène de rejet n’était à craindre si les deux personnes confrontées pour l’échange appartenaient à la même gamme de compatibilité. Elsy n’avait jamais tellement bien compris ces histoires de tolérance. D’après ce qu’elle avait pu entendre, il était possible d’établir un parallèle avec les transfusions sanguines : il y avait ceux qui donnaient à tout le monde mais ne recevaient que de certains, et ainsi de suite… Irshaw connaissait cela mieux qu’eux. Les effets secondaires étaient presque insignifiants : une légère irritation à l’endroit où votre propre chair se soudait à celle du client. Une atténuation des sensations sur toute la partie étrangère à votre corps, comme une anesthésie légère et persistante. C’était tout. Irshaw connaissait son affaire. Officiellement les enfants de Protée n’existaient pas. Pas de publicité dans la presse ou à la télévision, rien qu’un « bouche à oreille » circulant dans les milieux privilégiés qui avaient tout à redouter des Vandales : vedettes, stars en tout genre. C’était là leur clientèle. Une clientèle fidèle et qui payait bien. Irshaw allouait à ses pensionnaires un pourcentage sur chaque contrat. L’argent allait dormir dans la banque de leur choix, attendant le jour où ils sortiraient, grossissant à chaque nouvel échange. Un an, et puis la liberté, le départ… Prendre le butin, se retirer, peut-être acheter un bateau, faire le tour du monde. Ne plus voir que les vagues… Un an.
Il faut dire qu’au cours des six derniers mois les choses s’étaient précipitées. Les Vandales avaient cumulé coups d’éclat sur coups d’éclat, et rien ni personne ne semblait capable de les arrêter. Les filets tendus par les agences de gardiennage et les services de sécurité avaient peu à peu perdu toute crédibilité. En vrais fanatiques, les Vandales ne reculaient devant rien pour réussir, pas même devant la mort.
La psychose du Vandalisme avait frappé en un clin d’œil toute personne possédant un don, un talent, une qualité physique enviable… Et c’est à ce moment précis qu’Irshaw était entré en scène. Tous ceux qui voulaient préserver leur « capital » physique étaient venus frapper à sa porte. À la porte des hommes-banques, des femmes-puzzles. Ils leur avaient laissé en dépôt leurs « trésors » : seins, visages, jambes de vedettes, de sportifs ou de mannequins, mains de pianistes célèbres, de sculpteurs en renom. En échange, ils avaient emporté des membres anonymes, incolores : poitrines plates, muscles mous, cheveux ternes, visages sans charme, mains sans gloire, sans talent, sans savoir-faire. Doigts malhabiles incapables de tenir un fusain, un scalpel, d’effleurer les touches d’un piano ou de manier un archet. Ils étaient partis rassurés, nantis d’une carcasse « banalisée », sans valeur… Les vedettes, les stars du cinéma qui avaient changé de visage étaient à présent MÉCONNAISSABLES. Personne ne pouvait plus les identifier sous leurs pauvres traits de filles quelconques à la peau grasse, aux pores dilatés. Elles pouvaient se déplacer LIBREMENT, au grand jour, congédier pour un temps leurs gorilles. Devenues anonymes, elles ne connaissaient plus l’angoisse qui pointe au moment où s’approche ce type dont on ne sait s’il désire un simple autographe, ou s’il va vous jeter au visage l’habituel flacon empli d’acide sulfurique…
Les « manuels » : pianistes, chirurgiens, n’avaient plus à craindre les coups de marteau sur les phalanges, l’impitoyable écrasement de l’étau, puisque ces doigts, ces cartilages NE LEUR APPARTENAIENT PAS. Car tous revenaient. À l’occasion d’un film, d’une série de photos, d’une opération, d’un concert, d’un match, reprendre leur bien, sous escorte, tapis au fond d’une voiture blindée, tous venaient « réenfiler » leurs mains, leur visage… Et puis tout recommençait. L’échange, le dépôt…
Bien sûr, Elsy et ses camarades couraient des risques. D’énormes risques. Les échanges se faisant toujours dans le plus grand secret, et les Vandales ignorant encore la duperie dont ils étaient les victimes, il n’était pas impossible qu’un commando – croyant mutiler quelque coiffeur vedette – finisse par broyer les mains d’un « enfant de Protée »…
Le cas s’était déjà produit dans une autre « agence ». Irshaw était resté très vague à ce sujet, mais force lui avait été de reconnaître que certains « caméléons » s’étaient vu restituer des éléments atrophiés, mutilés, couturés de cicatrices et de brûlures… Il y avait la prime de risque, bien sûr, et la prime spéciale de « détérioration »… Et l’allocation que vous versait le client pour « compensation matérielle et morale »… Oui, bien sûr, mais…
Elsy essayait de ne pas y penser. Un malchanceux qui cumulait trois accidents : visage vitriolé, mains broyées, pieds brûlés, voyait sa carrière d’homme-banque brisée à jamais. En effet, qui aurait voulu encore emprunter des membres raidis, déformés, et se voir du même coup transformé en infirme ?
Le client, LUI, ne risquait rien. L’élément prêté lui était TOUJOURS REPRIS, même s’il avait subi la morsure de vingt rasoirs.
Il fallait compter sur la chance. Irshaw prétendait que les calculs de probabilité tendaient à prouver qu’il était possible de tenir toute la durée d’un engagement sans écoper de la moindre égratignure… C’est du moins ce qu’il s’appliquait à raconter dès que le moral des troupes donnait des signes de fléchissement.
Parfois, Elsy se sentait envahie par une peur ignoble. La peur de se réveiller un matin – dans un an – riche, très riche, mais difforme… et défigurée…
Et puis il y avait les propositions douteuses qu’on leur faisait à l’insu d’Irshaw. Telle cette vieille femme qui lui avait proposé de lui acheter DÉFINITIVEMENT, et pour une somme fabuleuse, ses jambes. Ses jambes de fille saine.
« Personne ne le saura, murmurait-elle d’une voix basse et avide, votre patron ne pourra jamais me retrouver. L’argent sera versé sur la Terre, en Suisse, au compte numéroté de votre choix. Nous pourrions faire croire à un accident de voiture, à un incendie… »
Elle avait alors soulevé sa jupe. Ses cuisses étaient blêmes, fripées, comme si ses muscles avaient fondu, laissant la peau flotter, distendue. Elsy n’avait pas pu…
Il y avait encore les offres de riches infirmes prêts à n’importe quel sacrifice financier pour se débarrasser de leurs membres paralysés, insensibles, pour acquérir telle ou telle partie de votre corps. Hank avait accepté, à la grande colère d’Irshaw qui l’avait chassé pour « rupture de contrat ». Qu’était-il devenu ? Une autre fois, Elsy avait dû subir les avances d’un travesti qui lui avait proposé tout bonnement de lui ACHETER SON SEXE. Son sexe de femme ! Un instant elle s’était imaginée : monstre hermaphrodite riche et solitaire, et elle avait failli hurler.
Peut-être un jour deviendrait-elle folle. Ses nerfs craqueraient, sa tête se fêlerait… Alors elle mutilerait sans distinction toutes les pièces qu’on lui aurait laissées en dépôt : les mains, les pieds, les seins, à coups de couteau, de lime à ongles ; rejoignant sans même s’en rendre compte les rangs des Vandales les plus purs.
Mais non… Elle exagérait, elle le savait. Irshaw serait toujours là aux instants de dépression, égrenant quelques comprimés euphorisants dans le creux de sa paume, lui parlant de fric, de ferme, de bois, de terrains, de chevaux en liberté que personne ne sellerait jamais… Irshaw l’aiderait, l’appelant « sa gosse », « son enfant ». Ils étaient tous ses enfants.
Il lui avait pris ses mains ce matin, la droite et la gauche. Elle n’avait rien senti, maintenant elle avait l’habitude…